L'obsession de Jupiter | Matthieu Solange
La vie est un mode d’organisation de la matière qui poursuit un phénomène bien plus général : la dissipation d’énergie.
L’énergie qui compose le monde entier tend à se répandre, à s’écouler vers des formes plus désordonnées, comme l'illustre le phénomène d'entropie. La vie n’est qu’une stratégie particulièrement efficace pour accélérer ce processus.
Les êtres vivants, comme toute structure qui se forme à la surface du monde, semblent resister à l'entropie au regard de leur organisation moléculaire interne. Cependant, en réalité, ils réalisent constamment un processus de dissipation d'énergie. Ils doivent se procurer l'énergie pour se maintenir en vie, et la dissipent par leur fonctionnement organique. Les plantes, par exemple, absorbent l'énergie du soleil pour se développer, et elles la transforment en énergie chimique qu'elles disséminent autour d'elles à travers la photosynthèse. Les animaux, dont l'Homme qui est un animal, se nourrissent de plantes ou de la chair d'autres animaux qui ont précemment ingéré de la matière végétale, soit de l'énergie synthétisée en matière organique. Cette énergie, ils la dépensent ensuite en faisant fonctionner leurs organes ou en se déplaçant, et plus ils accaparent et dépense d'énergie, plus ils réalisent ce processus de dissipation qui est leur raison d'être, plus ils sont en bonne forme et plus ils se sentent épanouis. Si les êtres vivants luttent en permanence pour la nourriture et cherchent à déployer intensément leur puissance, c'est parce qu'ils sont faits pour cela.
Mais il y a un problème : si les humains aspirent, comme tout être vivant, à accaparer et à dépenser vigoureusement leur énergie, ils vivent dans des structures sociales qui les en empêchent. En effet, les sociétés humaines sont elles aussi des structures ; de ce fait, comme toute structure, elles poursuivent également l'augmentation de leur rendement dissipatif. D'ailleurs, les sociétés humaines qui se sont succédé dans l'histoire ont toujours consommé et dissipé plus d'énergie. Nous arrivons aujourd'hui, dans l'époque post-industrielle, à un niveau de consommation énergétique paroxystique.
Or, une structure se perfectionne toujours en augmentant son niveau d'organisation interne, organisation qui conduit ses composants à ne devenir que des rouages bien conditionnés privés de liberté. En effet, une structure donnée accroit toujours son efficacité en assignant ses composants à un comportement précis et délimité, il suffit d'étudier les principes de l'organisation scientifique du travail pour s'en rendre compte.
C'est la même logique que respectent les sociétés humaines : elles deviennent plus énergivores en augmentant leur niveau d'ordre interne, et la liberté individuelle en est réduite. Chacun est sommé de se professionnaliser, de se perfectionner dans un tâche, de se conformer à un rôle pour faire fonctionner la machine sociale globale, et ne pouvant plus agir librement en suivant ses instincts, l'Homme se trouve incapable de dépenser optimalement son énergie interne. Le sentiment d'absurdité l'existence vient de là.
Si les sociétés humaines les plus développées dans notre modernité sont également celles où l'usage d'antidépresseurs et le taux de suicide est le plus élevé, c'est parce que leur niveau d'ordre et d'organisation s'est fait au détriment de la liberté et de la puissance d'agir individuelle.
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